Note aux philosophes

Les philosophes et tout particulièrement les philosophes des sciences et les épistémologues constituent, après les biologistes et les physiciens la troisième cible de lecteurs que j'espère intéresser à mes idées et mes thèses. Mon travail se situe en effet à la limite de la biologie fondamentale et de l'épistémologie.

Dans le cadre d'une tentative de répondre à la question - toujours "ouverte" - de la nature de la vie et en particularité de sa spécificité par rapport au monde de la physique, j'ai été amené à m'intéresser à la forme de vie la plus élémentaire qui soit, la cellule procaryote. Une analyse critique du discours classique de la biologie moléculaire et cellulaire appliquée à cet organisme concret et à son comportement m'a rapidement révélé une série impressionnante d'ambiguités, de contradictions et de paradoxes inacceptables dans une science qui se veut rigoureuse.

J'ai dès lors acquis la conviction que le problème de la définition de la vie était d'ordre épistémologique et pas scientifique. Ce n'est pas la mise en évidence de nouvelles molécules ou de nouveaux mécanismes biomoléculaires ou métaboliques qui allaient permettre à la biologie de répondre à la question centrale de sa discipline. J'ai aussi compris que c'est cette même problématique épistémologique qui expliquait notre incapacité à expliquer en médecine l'intrication - pourtant cliniquement évidente - entre le corps et l'esprit.

La thèse que je défends devrait paraître beaucoup plus naturelle aux philosophes qu'aux scientifiques parce que, dans leur monde, l'abstrait et les valeurs cotoient sans difficulté le concret et les mesures. Le sujet est, depuis toujours, une réalité bien identifiée chez eux. Elle est même historiquement le complice inséparable de l'objet. Or c'est bien cette évidence philosophique que je tente de réintroduire dans le discours scientifique. Le paradigme mécaniste qui constitue aujourd'hui encore le cadre officiel et orthodoxe de la biologie dite fondamentale est un outil parfaitement adapté aux objets. C'est là la raison de son succès en physique classique. Mais les deux révolutions de la physique moderne ont mis fort à mal la pertinence de ce cadre de sorte que les physiciens croient de moins en moins en ce cadre alors que les biologistes le prennent encore pour le garant de la scientificité de leur discours.

La thèse que je défends consiste tout simplement (...) à réintroduire dans notre cadre conceptuel de la réalité une dimension et un espace où situer les sujets tout en veillant à articuler de façon cohérente cette nouvelle dimension aux trois dimensions de l'espace qui cadrent parfaitement les objets.

Ce qui, dans ma proposition, va éventuellement avoir plus de difficulté à être accepté par vous c'est le caractère universel que j'attribue à cette dimension subjective. Un élément "du genre sujet" semble pourtant effectivement présent et agissant au coeur même de chaque système naturel, qu'il soit physique ou biologique. Tout mon raisonnement se fonde sur le caractère ambigu du concept d'auto-organisation, concept qui aujourd'hui concerne tous les systèmes naturels.

Il est effet devenu évident en physique que ce que nous prenions pour des objets, c'est à dire des êtres intrinsèquement inanimés, correspond en réalité à des systèmes en état de mouvement incessant (systèmes dynamiques) et, comme les organismes vivants, des systèmes auto-organisés. Le monde vivant des biologistes se trouve ainsi beaucoup plus proche du monde des physiciens qu'il y a un siècle. Le monde n'est plus peuplé d'objets mais de systèmes dynamiques localement auto-organisés (des "autorganismes"). C'est cette proximité des deux règnes qui permet d'enfin mettre le doigt sur ce qui fait la spécificité du comportement des organismes biologiques. Mais cette distinction exige une condition supplémentaire qui constitue une seconde violation du cadre épistémologique classique.

Cette spécificité n'apparaît en effet que si acceptons de remettre en question le second principe de la thermodynamique. Les philosophes des sciences sont tous bien au courant du problème épistémologique toujours irrésolu de l'incompatibilité entre la réversibilité des équations de la mécanique et l'irréversibilité de celles de la thermodynamique. Ils sont peut-être aussi au courant du caractère inacceptable aux yeux des biologistes parce que contre-intuitif , du second principe. Comment un même "principe universel" pourrait il rendre compte à la fois de l'inexorable évolution vers le désordre et de la complexification croissante et même exponentielle du monde vivant depuis quelques milliards d'année. Bien sur ce principe ne s'applique, stricto sensu,qu'aux systèmes isolés mais comme dans la nature aucun système n'est isolé sauf l'Univers on peut se demander à quoi s'applique ce principe et surtout qui sommes-nous pour oser dire du système qui nous a donné naissance qu'il se dirige vers une mort thermique certaine.

La spécificité de ce mouvement qu'est la vie ne peut se comprendre que si on décrit un nouvel "axe" au cadre de la réalité, un axe sur lequel pourraient s'inscrire deux "tendances" thermodynamiques opposées, l'une entropique qui prévaut quand le système est désintriqué (isolé) de son environnement naturel et l'autre néguentropique qui ne peut s'exprimer que si le système est intimement intriqué à son environnement.

Dans les systèmes physiques les deux tendances s'équilibrent et dans les systèmes biologiques, la tendance néguentropique spontanée est capable de prendre le pas sur l'autre. Et cela ne peut se réaliser que par le biais d'une organisation métabolique complexe formant un tout indissociable.

Il se fait très heureusement que ces exigences sont parfaitement remplies par l'axe de la dimension subjective.

Je consacre bien évidemment de longues pages à l'argumentation de cette thèse dont les conséquences sont majeures sur notre vision du monde. Dès qu'on touche à l'épistémologie, sisait A.N. Whitehead, on touche à la métaphysique. Et comme c'est là aussi un domaine qui vous est familier, vous pourriez avoir sur mes thèses un regard critique (ou enthousiaste, je ne sais) mais en tout cas plus compétent que celui des biologistes et des physiciens.

La vision du monde sur laquelle débouchent mes réflexions rejoint celle des anciens que vous connaissez mieux que nous et qui étaient alors à la fois physiciens et philosophes. L'Univers n'était pas, pour eux, un gigantesque objet mécanique mais un gigantesque organisme ou une gigantesque matrice dont toutes les parties sont inextricablement liées et qui "génère" sans cesse de nouveaux organismes. Dans cette optique le second principe serait plus un principe de génération inépuisable, un "principe de vie" qu'un principe de désorganisation, un "principe de mort".

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